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.ERIC-EMMANUEL SCHMITTConcertoà la mémoired’un angeAlbin MichelL’empoisonneuse— Attention, voici l’empoisonneuse !Le groupe d’enfants se figea soudain, telle une main qui se referme.Ils coururent se réfugier au fond du lavoir, sous le banc de pierre, un coin frais, ombreux qui permettait de voir sans être vu ; là, histoire de s’effrayer davantage, les gamins suspendirent leur respiration.Sous le soleil de midi, Marie Maurestier traversa la rue.C’était une grande femme de soixante-dix ans, lente, ridée, propre, raide et souvent agacée.Amidonnée dans un tailleur noir qui la sanglait au niveau de l’abdomen, elle avançait d’un pas parcimonieux, soit parce qu’elle redoutait la chaleur, soit parce que ses articulations enflammées retenaient sa marche crispée.Elle tanguait avec une majesté maladroite qui la rendait impressionnante.Les enfants murmurèrent :— Elle nous a repérés, tu crois ?— Allez, on crie pour l’effrayer !— Ne sois pas idiot.Elle ne craint rien ni personne.C’est plutôt toi qui devrais paniquer.— Je n’ai pas peur.— Si tu fais quelque chose qui ne lui plaît pas, elle te zigouillera ! Comme les autres.— Je n’ai pas peur, je te dis…— Ses maris, pourtant, ils étaient plus forts et plus costauds que toi.— Pff ! Même pas peur…Prudents, ils laissèrent Marie Maurestier s’éloigner, évitant toute apostrophe ou autre mauvaise plaisanterie.Vingt ans plus tôt, après deux procès, la justice avait prononcé un non-lieu et sorti Marie Maurestier de la prison où elle avait séjourné en détention préventive.À Saint-Sorlin, la majorité des villageois considéraient Marie Maurestier comme innocente sauf les enfants qui préféraient croiser une meurtrière, afin de rendre leur vie dangereuse et merveilleuse.Or, la raison pour laquelle les adultes estimaient Marie Maurestier non coupable n’était guère plus rationnelle : les villageois refusaient l’idée de côtoyer un assassin en liberté, de lui donner le bonjour, de partager leurs rues, leurs commerces, leur église avec une tueuse ; pour leur tranquillité, ils avaient besoin qu’elle fût honnête, comme eux.Personne ici ne l’aimait vraiment car la dame, fière, réservée, capable de reparties cinglantes, ne provoquait ni la sympathie ni l’affection mais chacun se réjouissait de la notoriété qu’elle avait apportée à l’agglomération.« L’Empoisonneuse de Saint-Sorlin », « la Diabolique du Bugey », « la Messaline de Saint-Sorlin-en-Bugey », pendant quelques saisons, ces titres fracassants ouvrirent les éditions des journaux, radios et télévisions.Tant de bruit avait attiré les curieux ; même si l’on jugeait cet intérêt malsain, le nom de Saint-Sorlin s’était retrouvé sur le devant de la scène, et cette soudaine renommée avait incité les automobilistes à quitter l’autoroute pour venir boire un verre au café, grignoter un plat à l’auberge, acheter du pain à la boulangerie, feuilleter la presse en espérant apercevoir Marie Maurestier.Les badauds s’étonnaient qu’un si joli village, paisible, semé de lavoirs recueillant l’eau des sources, dont les murs en pierre se couvraient aux beaux jours de roses ou d’églantines par milliers, qu’une commune blottie le long d’un bras du Rhône où foisonnaient truites et brochets, pût abriter une âme si noire.Quelle paradoxale publicité ! Si ce bourg de mille têtes avait possédé un syndicat d’initiative, il n’aurait pu inventer mieux que Marie Maurestier pour sa promotion ; d’ailleurs un jour, le maire, ravi de cet afflux touristique, n’avait-il pas, en une bouffée d’enthousiasme, déclaré à Marie Maurestier qu’il était « son fan numéro un » ? Inutile de préciser que la dame avait douché sa ferveur d’un regard froid appuyé par un silence hostile.Son panier d’osier au bras, Marie Maurestier passa devant l’auberge sans jeter un œil à l’intérieur car elle savait que, derrière les fenêtres à petits carreaux verdâtres, les clients collaient leur nez aux vitres pour la scruter
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