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.L’un d’eux a été professeur pendant vingt-cinq ans : deux mille cinq cents élèves, à peu près, dont un certain nombre en « grande difficulté », selon l’expression consacrée.Et tous deux sont pères de famille.« Le prof a dit que… », ils connaissent.L’espoir placé par le cancre dans la litanie, oui… Les mots du professeur ne sont que des bois flottants auxquels le mauvais élève s’accroche sur une rivière dont le courant l’entraîne vers les grandes chutes.Il répète ce qu’a dit le prof.Pas pour que ça ait du sens, pas pour que la règle s’incarne, non, pour être tiré d’affaire, momentanément, pour qu’« on me lâche ».Ou qu’on m’aime.À tout prix.— Un livre de plus sur l’école, alors ? Tu trouves qu’il n’y en a pas assez ?— Pas sur l’école ! Tout le monde s’occupe de l’école, éternelle querelle des anciens et des modernes : ses programmes, son rôle social, ses finalités, l’école d’hier, celle de demain… Non, un livre sur le cancre ! Sur la douleur de ne pas comprendre, et ses dégâts collatéraux.— Tu en as bavé tant que ça ?— Peux-tu me dire autre chose sur le cancre que j’étais ?— Tu te plaignais de ne pas avoir de mémoire.Les leçons que je te faisais apprendre le soir s’évaporaient dans la nuit.Le lendemain matin tu avais tout oublié.Le fait est.Je n’imprimais pas, comme disent les jeunes gens d’aujourd’hui.Je ne captais ni n’imprimais.Les mots les plus simples perdaient leur substance dès qu’on me demandait de les envisager comme objet de connaissance.Si je devais apprendre une leçon sur le massif du Jura, par exemple (plus qu’un exemple, c’est, en l’occurrence, un souvenir très précis), ce petit mot de deux syllabes se décomposait aussitôt jusqu’à perdre tout rapport avec la Franche-Comté, l’Ain, l’horlogerie, les vignobles, les pipes, l’altitude, les vaches, les rigueurs de l’hiver, la suisse frontalière, le massif alpin ou la simple montagne.Il ne représentait plus rien.Jura, me disais-je, Jura ? Jura… Et je répétais le mot, inlassablement, comme un enfant qui n’en finit pas de mâcher, mâcher et ne pas avaler, répéter et ne pas assimiler, jusqu’à la totale décomposition du goût et du sens, mâcher, répéter, Jura, Jura, jura, jura, jus, rat, jus, ra ju ra ju ra jurajurajura, jusqu’à ce que le mot devienne une masse sonore indéfinie, sans le plus petit reliquat de sens, un bruit pâteux d’ivrogne dans une cervelle spongieuse… C’est ainsi qu’on s’endort sur une leçon de géographie.— Tu prétendais détester les majuscules.Ah ! Terribles sentinelles, les majuscules ! Il me semblait qu’elles se dressaient entre les noms propres et moi pour m’en interdire la fréquentation.Tout mot frappé d’une majuscule était voué à l’oubli instantané : villes, fleuves, batailles, héros, traités, poètes, galaxies, théorèmes, interdits de mémoire pour cause de majuscule tétanisante.Halte là, s’exclamait la majuscule, on ne franchit pas la porte de ce nom, il est trop propre, on n’en est pas digne, on est un crétin !Précision de Bernard, le long de notre chemin :— Un crétin minuscule ! Rire des deux frères.— Et plus tard, rebelote avec les langues étrangères : je ne pouvais pas m’ôter de l’idée qu’il s’y disait des choses trop intelligentes pour moi.— Ce qui te dispensait d’apprendre tes listes de vocabulaire.— Les mots d’anglais étaient aussi volatils que les noms propres…— Tu te racontais des histoires, en somme.Oui, c’est le propre des cancres, ils se racontent en boucle l’histoire de leur cancrerie : je suis nul, je n’y arriverai jamais, même pas la peine d’essayer, c’est foutu d’avance, je vous l’avais bien dit, l’école n’est pas faite pour moi… L’école leur paraît un club très fermé dont ils s’interdisent l’entrée.Avec l’aide de quelques professeurs, parfois.Deux messieurs d’un certain âge se promènent le long d’une rivière.En bout de promenade ils tombent sur un plan d’eau cerné de roseaux et de galets.Bernard demande :— Tu es toujours aussi bon, en ricochets ?5Bien entendu se pose la question de la cause originelle.D’où venait ma cancrerie ? Enfant de bourgeoisie d’État, issu d’une famille aimante, sans conflit, entouré d’adultes responsables qui m’aidaient à faire mes devoirs… Père polytechnicien, mère au foyer, pas de divorce, pas d’alcooliques, pas de caractériels, pas de tares héréditaires, trois frères bacheliers (des matheux, bientôt deux ingénieurs et un officier), rythme familial régulier, nourriture saine, bibliothèque à la maison, culture ambiante conforme au milieu et à l’époque (père et mère nés avant 1914) : peinture jusqu’aux impressionnistes, poésie jusqu’à Mallarmé, musique jusqu’à Debussy, romans russes, l’inévitable période Teilhard de Chardin, Joyce et Cioran pour toute audace… Propos de table calmes, rieurs et cultivés.Et pourtant, un cancre.Pas d’explication non plus à tirer de l’historique familial
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